Dialogique de la Justice et de la Spiritualité dans le modèle prophétique : Cheminer en cohérence

Pour bon nombre de musulman(e)s désireux d’accomplir pleinement leur destinée et donner un sens à leur passage sur Terre, au-delà d’une existence apathique, égocentrique et sans aspérité, combiner spiritualité fervente et participation au cœur de la société sécularisée et ”désenchantée” se révèle être une entreprise difficile voire impossible. La plupart penchent peu ou prou d’un côté ou de l’autre, allant parfois jusqu’aux extrêmes et devenant selon des schémas et contenus divers et variés tantôt des quiétistes coupés de la société tantôt des activistes “coupés” de Dieu.

C’est que les aléas tumultueux de l’histoire de nos origines et/ou la pression de notre contexte laïcisé et technocratisé ne favorisent pas des liaisons présumées non conciliables ou carrément dangereuses. Ces données de l’histoire et du contexte enferment les meilleurs éléments de la communauté (voire de l’humanité) -qui ont conscience de leur liberté- dans des postures dualistes de scission forcée entre d’une part, les impératifs d’une quête existentielle de Dieu et d’une complétude morale et spirituelle et d’autre part, les exigences d’une présence significative et efficace dans le monde, d’une “militance” pour la justice, pour le bien commun et l’intérêt général.

Or, Spiritualité est toujours articulée avec Justice dans la tradition islamique bien comprise et aucune de ces deux aspirations ne peut être ignorée ou isolée. La Spiritualité et la Justice vont de pair, marchent du même pas, s’accroissent et fleurissent ensemble dans un cercle vertueux et un engendrement réciproque. Cela va sans dire, la Participation comme volonté d’agir dans l’histoire ne saurait s’opposer à la Spiritualité comme projet d’agir sur soi, mais s’accorde avec elle et lui rend témoignage. Tout le projet de l’islam et son message pour l’homme et l’humanité semble s’articuler autour de ces deux pôles : l’élévation morale et spirituelle pour l’homme-individu et le progrès social et civilisationnel pour la collectivité.

Ces deux horizons, individuel et collectif, se conjuguent dans une seule injonction coranique pour engager nos existences dans un double cheminement intérieur et solidaire sur la voie ascendante et semée d’embûches qui porte à la plénitude d’être, mène à la félicité éternelle auprès de Dieu et construit la justice et la fraternité sur terre et parmi les hommes.

“Dieu ordonne la Justice et la Spiritualité” nous révèle le Coran, éternel message de Dieu à l’adresse de l’Homme. Cette Justice, qui résonne dans l’âme des hommes comme la revendication irréfutable de l’humanité à l’encontre de toutes les oppressions et de tous les asservissements, n’est pas seulement une vertu individuelle à cultiver en soi, mais bel et bien une valeur universelle et globale à porter collectivement et à traduire par et dans un projet politique et de civilisation qui a le souci de tout ce qui est commun et qui construit les conditions objectives et matérielles de la dignité des hommes loin de toute monstruosité totalitaire.

Le modèle prophétique s’oppose donc au principe de réduction de l’islam à une “religion” dans son acception déviée c’est-à-dire à “une attitude individuelle indépendante de l’attitude temporelle”, mais aussi  à son instrumentalisation par le Pouvoir comme moyen de justification de l’ordre établi (islam étatique) ou par la foule comme une pure idéologie de rejet, de contestation ou de revanche voire de vengeance (islam activiste).

La dynamique prophétique s’inscrit en faux à la fois contre une religiosité qui se couperait du monde et de la société renonçant à leur transformation et leur réforme dans le sens de la justice, de la dignité, de la liberté et de la paix et contre un sécularisme qui ne voit pas d’autre réalité que celle du monde ni d’autre horizon pour l’humanité que celui que propose un modernisme en dérive amnésique et en perte de sens. Notons ici que de tous les maux dont la modernité s’est rendue responsable, il n’en est point de plus abject, de plus honteux et de plus brutal que celui d’assassiner l’innéité de l’homme, son âme et son humanité en le (dé)considérant comme un simple instrument de son fonctionnement.

L’idée directrice de cette thèse qui n’épuise pas le projet est la suivante : Comment l’islam peut (re)devenir Justice et Spiritualité dans un monde devenu Violence et Ignorance, où  l’humanité est hiérarchisée, la dignité relativisée et l’Homme réduit à un accessoire du système ?

Telle est la préoccupation à la fois existentielle et politique du modèle prophétique. 

Comment se situer : se poser ou s’opposer ?

Pour s’affranchir du poids de l’histoire qui impacte les consciences et les volontés et impose des schémas de pensée et d’agir consacrant le primat du matériel sur le spirituel, le divorce du cœur et de la raison, la rupture entre l’Education et la Politique, la séparation entre le cheminement intérieur de l’homme/individu et le cheminement historique de l’humanité, il faut tenter une sortie par le haut. C’est-à-dire, hisser son ambition et sa volonté pour  parvenir à se situer, non pas en réaction exclusive aux données de l’histoire et du contexte mais d’abord dans une perspective de foi et au confluent d’une relation intime à soi et à Dieu.

Se situer par rapport à Dieu c’est chercher à écouter l’appel de l’innéité de l’homme l’engageant dans l’expérience existentielle libératrice et créatrice. Car face à un monde qui ne cesse de nous renvoyer à l’image d’une réalité détestable, la tentation est grande de  n’être in fine que dans le (ré)agir.

Dans ce cas de figure l’agir n’est qu’une réaction sous pression et un réflexe résultant d’un conditionnement subi et imposé par les logiques qui dominent le fonctionnement du monde à savoir l’ignorance et la violence, [l’ignorance et son corollaire la violence,] sa preuve tout simplement !

Or l’agir auquel invite le modèle prophétique est celui qui ne fait pas de nous les esclaves du contexte et du monde que l’on veut réformer ou changer. Cet agir est celui qui s’intéresse autant à la nature de notre essence qu’aux conditions de  notre existence individuelle et collective car que vaut un engagement pour « changer le monde » si l’on reste les esclaves de nos egos, les prisonniers de la réalité et de ses déterminismes.

C’est se mettre au diapason de l’invitation faite par Dieu à l’homme : Ô Homme !  Toi qui t’achemines vers ton Seigneur sans relâche, tu Le rencontreras alors” (Coran, 84:6) en s’engageant dans le processus de réforme de soi  et d’accomplissement moral et spirituel selon la voie que nous ont léguée en héritage les Prophètes et leurs héritiers depuis Adam jusqu’à Mohammed en passant par Abraham, Moise et Jésus (Paix et Salut de Dieu sur eux). C’est en un mot gravir « la pente vers le sommet » avec la conscience que  « Les difficultés qui s’opposent à cette progression sont de deux ordres: celles qui proviennent de notre rapport à la nature et avec les hommes d’un côté, celles d’ordre psychique qui sont inhérentes à notre nature” (Abdessalam Yassine, La révolution à l’heure de l’islam, page 53)

On relève  dans la Révélation et dans l’expérience des Prophètes de Dieu dont ils étaient les véritables incarnations, une intime interdépendance entre le souci politique de la justice en faveur des pauvres, des opprimés, des humiliés et pour une société fraternelle et solidaire et celui existentiel de l’accomplissement moral et spirituel de l’homme dans la relation à Dieu et aux autres. L’un trouve son fondement et son prolongement dans l’autre de telle sorte que ni la quête de Dieu ne propulse le fidèle au-dessus de l’histoire ni l’engagement pour le salut collectif ne le fasse prisonnier de la réalité, ses luttes, ses contradictions et ses intérêts.  

Car force est de constater que la militance pour une mutation civilisationnelle au service du devenir collectif et historique de l’humanité, se dénature en mensonge pour l’homme individu et en barbarie pour la collectivité dès lors qu’elle n’est pas simultanément menée dans le cadre d’un projet de mutation personnelle et de cheminement intérieur et en son nom…

Pour une approche systémique de l’Islam

L’ambition prophétique est de faire résonner la Révélation en nous et dans le monde. Sa raison d’être est de donner vie à cette approche systémique conciliant et articulant Spiritualité et Participation, devenir personnel et devenir historique, mutation intérieure et mutation sociétale et civilisationnelle, Amour et Sagesse, dans un cercle vertueux et une boucle dialogique.

Sa mission est de rendre possible et accessible à travers les âges et les générations à tout un chacun cette expérience sublime qui restitue l’Homme dans sa dignité d’être promis à la félicité éternelle en renouant avec l’éducation morale et spirituelle dans la méthode du Prophète articulé à la quête d’un idéal de justice fraternelle que Dieu ordonne et que l’humanité réclame.

Une synthèse cherchant à éviter deux travers désastreux inverses l’un de l’autre: celui qui consiste à vider l’engagement politique et social de son âme en l’enfermant dans le cercle creux du carriérisme, de l’intellectualisme et du militantisme politique, associatif, caritatif au risque de passer à côté de l’essentiel ou celui de transformer l’idée du cheminement en dervichisme neutre et servile qui refuse de descendre dans l’arène de l’histoire, à y rendre efficaces les valeurs cardinales de l’amour et la sagesse dont est porteuse la Révélation. 

Le modèle prophétique, qui ne se contente pas de porter la synthèse dans son discours et sa doctrine, offre un cadre pratique et un programme d’action conciliant les deux ambitions supposées contradictoires non pas sous la forme d’une juxtaposition mécanique, mais dans un cheminement authentique, équilibré et dynamique à travers les vertus de la foi envisagées dans leur double dimension: verticale et horizontale, individuelle et collective.  

Pour parvenir à un tel objectif, le modèle prophétique fixe trois principes

1-Considérer la Spiritualité comme quête d’Al-Ihsan (le bel agir) indissociable de la participation comme lieu où se manifeste la bonne œuvre et s’exprime le combat pour la Justice et le bien commun. Cela veut dire dans la doctrine prophétique que la quête de Dieu, du Bel-agir et des plus hauts sommets de la foi et de la complétude morale et spirituelle (qui sont la raison d’être du fidèle soucieux de son devenir auprès de Dieu)  ne doivent pas se faire au détriment de l’aspiration à la justice et du combat pour une civilisation fraternelle à visage humain.

L’action politique et sociale pratiquée en dehors du souci de la vie dernière et du devenir auprès de Dieu se transforme sous l’effet anesthésiant des bénéfices symboliques ou matériels qu’elle procure,  en un mouvement d’usure et d’érosion aux dépens de l’homme lui-même, de son devenir et de sa destinée. Cette menace qui guette au-delà du gros contingent des carriéristes, tous ceux qui œuvrent pour le salut collectif avec de bonnes intentions, se traduit, entre autres effets inquiétants, par la  perte de sens de l’engagement et de l’action collective, la diffusion progressive d’un discours et d’une praxis plus ou moins coupés de Dieu et de la vie dernière et l’émergence d’une islamité formelle de pacotille qui s’aligne sur l’horizon matérialiste et vide de sens du projet qu’elle prétend combattre. 

2-Considérer le cheminement individuel indissociable du cheminement collectif. Ce principe est une condition sine qua none pour que le devenir personnel de l’homme ré- épouse le devenir historique de l’humanité et pour que les prétentions de l’ego soient corrigées dans la discipline du collectif. Le modèle prophétique souligne le rôle clé du principe de compagnonnage éducatif et d’une ascèse morale et spirituelle en matière de transmission de la foi et des vertus. Elle  insiste sur le rôle primordial de cette fraternité spirituelle dans  la transformation  profonde de soi et la diminution de l’ego bruyant, superficiel, arrogant et instigateur du mal et du vice. C’est une notion des plus essentielles en islam. D’ailleurs, l’histoire de l’islam comme le note Abdessalam Yassine nous enseigne que  “chaque fois qu’il y eut un sursaut libérateur, on trouve derrière les événements un compagnonnage et une ascèse morale et spirituelle”. (La révolution à l’heure de l’islam, page 26)

3-Considérer l’islamité du fidèle indissociable de son humanité : notre adamité (en référence à Adam), c’est ce que nous avons en commun et qui fait l’unité des hommes et le principe des rapports qui les lient. « Vous êtes tous issus d’Adam et Adam est issu de la terre »  est un enseignement prophétique ô combien précieux qui cultive en nous la conscience d’une origine commune, d’une filiation partagée, d’une appartenance mutuelle et d’une patrie commune qu’est la terre.

Vivre sa foi en Dieu d’une manière intense ne doit pas constituer de notre point de vue une frontière qui nous sépare des hommes avec qui nous partageons une humanité commune, un destin partagé et un avenir à construire solidairement. Bien au contraire Dieu dans Son infinie sagesse a fixé la communication et la solidarité comme horizon pour l’humanité : « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux. Dieu est certes Omniscient et Grand Connaisseur » (Coran, 49/13). Car être humain c’est in fine être lié à ceux qui nous entourent, les comprendre et vouloir leur bien, éprouver de l’empathie et de la sympathie à leur égard. Frères et sœurs en humanité, nous avons le devoir de considérer comme il se doit, notre commune appartenance à une même humanité et partir du partagé pour consolider le bien commun et construire le bonheur collectif et une solidarité universelle. Quand nous lisons “Et Nous ne T’avons envoyé que comme Amour pour l’univers”(Coran, 21/107) nous y voyons un projet de civilisation, un contenu de civilisation et une politique de civilisation qui s’insère dans l’idéal de l’unité humaine.  Et c’est à la faveur de cette lecture et de cette synthèse attentive à l’homme, à tout l’homme, que l’on doit organiser son action et proposer son projet.

 

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