L’Islam et la culture du partenariat

Quelques questionnements en guise d’introduction !

Est-il possible à partir de l’éthique islamique, de se rencontrer, de collaborer, et surtout de reconnaître l’autre dans ses qualités ? De s’estimer au-delà des différences et par-dessus les frontières des croyances, des origines, des cultures et autres barrières réelles ou imaginaires qui sont censées cliver les Hommes et empêcher leur entre-connaissance et leur entraide ? Et sur quelle base se rencontrer si autant de clivages semblent nous séparer ?

L’islam élargit-il les possibilités de la rencontre, de la coopération et de la solidarité avec des hommes ne partageant pas sa Foi en Dieu et en la vie dernière, sa vision propre du monde, le sens qu’il donne à la vie ? Ou bien  au contraire, développe-t-il, chez ses fidèles, nécessairement, une vision binaire et une approche exclusive du monde qui le sépareraient en deux selon le schéma sectaire et réducteur : ”celui qui n’est pas comme moi est contre moi !” ?

Cette rencontre/reconnaissance, somme toute, possible et indispensable pour la paix entre les Hommes et pour la construction d’un monde meilleur, à laquelle appellent les dynamiques associatives musulmanes se réclamant de la lecture modérée et de l’approche contextualisée des textes fondateurs de l’islam serait-elle juste une adhésion forcée au discours dominant qui somme les musulmans à se conformer aux valeurs de la modernité triomphante ? Représenterait-elle un simple ralliement inévitable au politiquement correct ? Serait-elle l’expression d’une soumission au modèle dominant et une servitude volontaire au diktat de la pensée moderniste ? Ou relève t-elle, bien au contraire, d’une démarche authentiquement autonome, foncièrement intrinsèque à l’esprit profond de l’islam qui la consacre comme acte de foi et devoir absolu ?

Autrement dit, le discours islamique à propos du dialogue, de l’ouverture sincère à l’autre, de la possible et de la nécessaire convergence axiale sur la base de vertus humaines et des valeurs « universalisables » et transversales que défendent un certain nombre d’acteurs musulmans en Occident et ailleurs, notamment PSM (Participation et Spiritualité Musulmanes), repose-t-il sur des fondements réels et solides dans les enseignements de l’islam ? Ou bien ne représente-t-il en définitive qu’une mesquinerie intellectuelle, un opportunisme primaire, un discours de façade et un fléchissement forcé et imposé par notre statut de minorité dans les sociétés occidentales, majoritairement et vigoureusement hostiles à l’islam et au fait religieux en général ?

Est-il vrai qu’il ne s’agit, in fine, que d’une piètre langue de bois au service d’un entrisme primaire ? D’un vulgaire double discours -plus ou moins- bien ficelé mais vite rattrapé et démasqué par la réalité de ses contradictions, incapable de maintenir une cohérence interne face aux nombreux paradoxes des sources de références musulmanes ? Sources qui sont supposées dire le contraire et promouvoir une identité binaire et une religiosité crispée et hostile à l’autre différent, comme le laissent entendre souvent beaucoup de nos (philosophes), d’hommes politiques et de journalistes bien informés, sur-informés quand il s’agit de l’islam !

Ces « spécialistes » de l’islam qui ne se laissent pas berner par les beaux discours des acteurs musulmans !!! Ils ne sont pas naïfs et ne veulent pas l’être quand il s’agit de l’islam. Suspicion méthodologique et approche inquisitoriale, procès judiciaire et procédé stalinien sont de rigueur et constituent le prisme privilégié pour l’intelligibilité du fait musulman.

Quand il s’agit de l’islam, il n y a pas de place pour la nuance, pour le penser complexe, pour la distance critique vis-à-vis du prêt-à-penser médiatique et des préjugés qu’il véhicule.

Mais d’un autre côté, ne sommes-nous pas en train de trahir Dieu et de renoncer à l’authenticité de l’islam lorsque nous appelons à une participation positive et constructive au cœur de nos sociétés européennes? Une participation basée sur la reconnaissance de la pluralité de nos sociétés, le regard juste et équitable sur l’autre différent et le Bel agir comme principe directeur, comme le suggèrent les néo-hanbalites qui prétendent incarner l’islam authentique, seuls et contre tous et détenir le monopole de la vérité, de la guidance, de la Foi, voire même du Paradis ! ?

Devons-nous suivre la doctrine théologique qui considère de surcroît tout discours prônant la participation à la chose publique, la présence au cœur de la cité , l’engagement citoyen partenarial, l’ouverture et la reconnaissance d’autrui, comme étant une trahison de l’islam, un fléchissement face aux « mécréants », une «  hérésie » contraire à l’enseignement prophétique, une falsification du message coranique porteur à leurs yeux d’une vision binaire et simpliste qui diviserait le monde en deux catégories : les musulmans authentiques formant “le groupe sauvé” et le reste du monde voué à l’enfer dans la vie dernière et condamné à la haine, voire à la guerre ici-bas !

L’ambition de cet article est d’apporter modestement quelques éléments de réponse et quelques jalons de compréhension à ces questions. Ceci afin de montrer à ceux qui s’intéressent à la réalité de l’islam aujourd’hui, un exemple de débats contradictoires internes à la communauté musulmane. Et surtout dans l’espoir de conforter les hommes et les femmes engagés dans cette dynamique de participation et de présence en mettant en avant les enseignements du Coran et de la Sunna qui montrent la solidité, la fidélité et l’authenticité dogmatique et spirituelle du discours que nous portons sur le partenariat en particulier et la participation en général.

C’est au nom d’une double exigence intellectuelle et spirituelle, d’une profonde compréhension de nos sources et d’une ferme volonté de fidélité à Dieu que nous affirmons sans aucune ambiguïté et sans la moindre gêne qu’il est du devoir du musulman(e), soucieux de son devenir auprès de Dieu, d’agir avec et en partenariat avec les bonnes volontés que recèle la société, de sortir des ghettos dans lesquels nous enferment non pas les références musulmanes elles-mêmes et les textes sacrés qui les fondent, mais plutôt certaines lectures et interprétations qui s’en réclament.

Il est du devoir du musulman(e) de chercher à construire et à consolider des alliances sur la base du commun universel, c’est-à-dire ce que le vocable coranique nomme tantôt par Al Bir , tantôt par Al Ma’arouf , d’investir des espaces de solidarité et de s’engager dans des chantiers coopératifs, avec les bonnes volontés qui composent notre société, pour l’intérêt général, pour le bien de l’humanité, pour un monde meilleur. C’est le message du Prophète Mohamed, paix et salut de Dieu sur lui, qui a dit : « Toutes les créatures sont dépendantes de Dieu, le plus digne de l’amour de Dieu est celui qui se montre le plus utile pour Ses créatures.»

S’ouvrir n’est pas renoncer comme convaincre n’est pas vaincre

Cette volonté de s’investir sincèrement dans des partenariats qui promeuvent le « Bien » et de considérer les autres à leur juste valeur, serait le meilleur témoignage de la Parole de Dieu et de la Tradition de Son Messager. Il s’agit d’un devoir islamique qui reflète l’état d’esprit et la façon d’être du Messager de Dieu, lequel n’a jamais renoncé à rester parmi les siens, au cœur de la cité, fidèle à ses principes, et respectueux de ses « concitoyens » ne partageant pas sa Foi en Dieu, jusqu’à ce qu’il fût contraint à contre-cœur de s’expatrier après que l’intégrité physique de ses compagnons n’était plus assurée. Il était un citoyen actif au cœur de la cité, respecté par tous, grâce à son engagement quotidien, à son investissement pour les autres, à l’incarnation des valeurs universelles qui faisaient de lui, y compris dans l’appréciation de ses opposants les plus farouches, le digne de confiance, le loyal et l’honnête citoyen avec qui on aimait travailler et à qui on faisait confiance.

Cependant, cet état d’esprit rencontre beaucoup de résistances pour plusieurs raisons. D’aucuns parmi les musulmans, s’opposent vigoureusement à cette vision sereine car ils confondent ouverture et renoncement et supposent un glissement automatique de l’ouverture nécessaire à la dilution rejetée. Or ce regard équitable qu’on pose sur l’Autre ne veut pas signifier un reniement de soi, ni une concession sur les principes, ni une compromission et ni un alignement sur tout ce que pense l’Autre.

Le regard juste qu’on porte sur l’Autre est un devoir éthique et spirituel que Dieu a prescrit comme acte de Foi : « Une preuve est venue de votre Seigneur. Donnez donc la pleine mesure et le poids et ne sous- évaluez pas ce qui appartient aux gens »[1].

Les versets du Coran ont une portée large et universelle qui dépasse les circonstances spécifiques de leur Révélation pour épouser un large éventail de situations et de significations et continuer à nous parler et à nous interpeler avec force et éloquence ici et maintenant.

Ce devoir de regard équitable qu’on devrait porter sur l’Autre pousse le fidèle à chercher et à valoriser sincèrement le commun, le partage sans pour autant suspendre son regard critique sur la réalité qui l’entoure. L’engagement partenarial qui valorise le commun ne s’oppose pas au droit d’assumer ce qu’on est sans crispation, de vivre et de dire la Vérité à propos de Dieu et de la vie dernière avec sagesse, ni au devoir de dénoncer entre autres l’idéologie moderniste qui conduit le monde à une impasse civilisationnelle et au chaos moral et éthique.

Être et témoigner du message coranique exige, entre autres, toute la vigilance spirituelle, philosophique et pratique face à une certaine idéologie moderniste dominante et arrogante qui se fait le chantre du « postulat bestial » et propose la « civilisation des choses » comme seul horizon possible pour l’humanité. Cette idéologie, quelles que soient la forme ponctuelle qu’elle peut prendre et la mode du moment qu’elle peut habiter, se caractériserait par deux aspects fondamentaux  et invariants :

  • La violence symbolique et matérielle à l’encontre de l’Homme et de son environnement
  • L’ignorance du sens de l’Homme et de sa finalité.

Ce double ancrage dans l’ignorance du sens et dans la violence constitue les principales caractéristiques de ce que l’Islam appelle la Jahiliya (l’ignorance).

La barbarie que l’Islam dénonce est celle qui « avilit l’homme, l’humilie, le dénature en animal absurde, lui refuse sa place digne parmi ses frères ou lui dénie son droit à Dieu ».[2]

L’Islam respecte la diversité et refuse la vision binaire

L’agir partenarial découle de la prise de conscience de la réalité du monde comme espace fait, conformément à la sagesse divine, de diversité et de pluralisme.

Dieu nous rappelle que « Parmi Ses signes, la création des cieux et de la terre et la variété de vos langues et de vos teints. Voilà là des signes, vraiment pour ceux qui savent… » [3]

Dieu dans Son infinie sagesse a voulu cette diversité que nous avons parfois du mal à accepter. Il créa le monde en couleurs et non en noir et blanc. Il aurait pu faire autrement.

Cette diversité, Dieu ne l’a pas seulement voulue, Il l’a élevée dans Sa création au rang de ces Signes divins (ayat) qu’il est du devoir d’un(e) musulman(e) de méditer, de comprendre et d’intérioriser dans son intelligence de soi et du monde. Méditer ces lois divines et ces réalités immuables qui gèrent et structurent le fonctionnement et la marche du monde selon la volonté de Dieu, participe à l’adoration de Dieu, de la même manière que refuser de les considérer constitue une offense à Dieu et une désobéissance.

La méditation des signes de Dieu à laquelle nous invite constamment le Coran est un appel qui implique dans un premier temps, leur intégration dans l’intelligence de soi et du monde autour de soi. Dans un second temps, il implique leur incarnation et leur mise en pratique dans sa façon d’être et d’agir.

Pour un fidèle éclairé, doué d’intelligence et attentif aux intentionnalités du Coran, cette vérité / signe doit servir d’aiguillon pour orienter sa façon d’être et d’agir dans le monde. Concrètement, nous adorons Dieu par le respect et la prise en compte active des principes immuables par lesquels Dieu a organisé la marche du monde à l’image des lois tels que :

  • La diversité ou le pluralisme (Ta’adoud): ce que fustige l’Islam c’est le débordement vers la divergence passionnelle, la conflictualité, la gestion violente des désaccords et l’abandon d’une certaine éthique vers l’injustice et l’oppression matérielle ou symbolique de l’Autre différent.
  • La progressivité(Tadarouj) : Dieu a créé l’univers en 6 jours, a interdit l’alcool non pas d’une manière brutale mais au bout de 3 fois, a révélé Sa parole progressivement pour accompagner un long processus de cheminement, d’éducation et de transformation de l’individu et de la société durant 23 années.
  • La dynamique dialectique (Tadafou’a).
  • La dépendance des effets aux causes ( Assabibiya).

Bref, un musulman doit prendre conscience de cet aspect pour construire correctement son intelligence du contexte et sa façon d’être avec les autres, sa manière de se situer et de se positionner dans le monde, et au final son projet de cheminer vers Dieu.

Il faut cesser donc de voir cette diversité comme un mal absolu qu’il faut éradiquer à tout prix. Cette diversité a été voulue par Dieu et fait partie de cette pédagogie divine qui éduque l’Homme, elle est utile et nécessaire puisqu’elle participe de ces grandes lois divines qui assurent un certain équilibre sur terre, garantissant son harmonie, son vrai sens et son équilibre dans le mouvement. « Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous tous une seule et même communauté. Il ne l’a pas fait pour que vous soyez éprouvés. Faites donc compétition dans les bonnes œuvres. À Dieu sera votre retour (après la mort). Il vous informera alors sur le résultat de vos oppositions »[4]

Cette loi universelle et ce principe axial du pluralisme fondateur de la diversité fertile ont une conséquence fondamentale dans le sens où cela implique un agir dans la sérénité, l’apaisement et la confiance et non dans la crispation et l’opposition permanentes.

Sur le plan intellectuel et méthodique, elle immunise le fidèle contre les approches simplistes et les visions binaires qui divisent le monde en noir et blanc et qui aboutissent  sur des logiques de violence, d’intransigeance et d’exclusivisme.

A ce propos Abdessalam Yassine écrit : « La vision polarisée qui a tendance à attribuer toutes les vertus d’un côté et toutes les tares de l’autre n’est pas une démarche islamique, c’est une vision idéologique étrangère à la vision islamique du monde qui débouche de surcroît sur des logiques de violence.[5]


[1] Coran : sourate 7, V85

[2]Abdessalam Yassine; la révolution à l’heure de l’Islam ; page 136 

[3]Coran : sourate les byzantins V21

[4]Coran : Sourate 5, V44/50

[5]Abdessalam Yassine ; La révolution à l’heure de l’Islam page 19

4 commentaires

  1. Paix à vous M. Aknou.
    Tout d’abord, je tiens à vous remercier pour votre partage clarifiant, éclairant, enrichissant, vertueux à mon sens et structurant.
    Merci.
    Que Dieu Agrée et Vous en Récompense au delà de toutes vos espérances.
    Pour essayer de contribuer bénéfiquement à votre propos si Dieu Veut, j’aimerai revenir sur le passage suivant:
    “… notre statut de minorité dans les sociétés occidentales majoritairement et vigoureusement hostiles à l’islam et au fait religieux en général ?…”
    Personnellement, bien que je ne prétende ici nullement être Omniscient, que Dieu me Préserve d’une telle abomination !!! , je suis convaincu que les sociétés occidentales ne sont pas majoritairement réellement hostiles à l'” Islam” en tant que tel mais qu’elles s’opposent plutôt aux représentations erronées (totems selon moi) qui lui sont proposées voire imposées.
    Ainsi, je pense qu’il faut impérativement nuancer, relativiser cette perception afin de ne pas confondre une pensée, finalement peut-être très minoritaire, elle, qui aboie et qui se fait entendre très bruyamment, avec une autre, en attente latente et peut-être finalement très majoritaire, elle, qui reste silencieuse.
    Dieu Sait Mieux.

  2. Je suis également convaincu qu’il faut impérativement briser toutes ces idoles, à l’image de ce qu’a fait en son temps notre père Abraham, Paix à lui, qui se dressent sur le chemin du Fils d’Adam, Paix à lui, afin de lui libérer l’accès jusqu’à son droit le plus stricte de connaître Son Créateur.
    Dieu Sait Mieux.

  3. عن أنس بن مالك رضي الله عنه أن النبي صلى الله عليه وسلم قال: “الخلق كلهم عيال الله وأحب خلقه إليه أنفعهم لعياله ”
    هذا الحديث رواه البزار والطبراني في معجمه،

    D’après Anas ibn Malik (que Dieu l’agrée), le prophète (paix et bénédiction sur lui) a dit « Toutes les créatures sont dépendantes de Dieu, le plus digne de l’amour de Dieu est celui qui se montre le plus utile pour Ses créatures. » rapporté par Al-Bazzar et at-Tabarani

  4. Merci encore pour la précision de ce hadith qui m’est rapporte en Arabe original en plus de m’être traduit en Français.
    Je profite de cette occasion pour souligner que contrairement au Coran, à ma connaissance, il n’existe pas de hadith en version originale vocalisee.
    A quand des “marche-pieds linguistiques” supplémentaires sont ils prévus afin d’ aider l’ handicapé linguistique non arabophone à acquérir progressivement la langue arabe et à combler ainsi son handicap de départ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Bouton retour en haut de la page