La dernière visite

Neuf années se sont écoulées avant que je n’ose plonger dans la mer houleuse de souvenirs où s’entremêlent ce qui est d’ordre public et ce qui tient du privé. Une certaine pudeur m’en a empêchée sans doute, mais surtout un deuil qui ne voulait pas se faire.

Comme si on pouvait faire le deuil d’un soleil qui remplissait notre cœur, éclairait les coins obscurs de nos âmes, réchauffait nos vies lorsqu’il y faisait froid, sombre et que les orages menacent de toutes parts. Un seul regard de lui et c’était le printemps ! Son sourire, qui, comme une deuxième nature ne le quittait jamais, était un baume pour les blessures inévitables de l’épreuve terrestre.

Il était cette oreille attentive, ce cœur d’une immense bonté qui ne jugeait jamais nos faiblesses ; qui accueillait nos doutes et nos peines, nos joies naïves, nos bavardages, souvent inutiles et indignes de sa stature de sage et d’érudit. Il était cette miséricorde qui en rappelait une autre, plus immense encore : celle de Dieu … « Les voir, c’est être dans le souvenir de Dieu » dit le hadith à propos des saints. C’était exactement cela !

Quelques jours avant son départ vers l’autre monde, cette aura divine était encore plus flagrante lorsque nous lui rendîmes visite, mon frère Kamil et moi. Il planait sur toute la famille, depuis quelques semaines, l’ombre effroyable de sa mort qu’on sentait approcher à pas de loup. Nous la devinions, à son teint de plus en plus diaphane qui laissait transparaître sur son doux visage souriant, une étrange lueur. Sa peau en devenait presque phosphorescente. Dans son for intérieur, il était déjà devant le soleil divin mais l’on sentait que Dieu, dans Son infinie bonté nous le laissait encore un peu pour quelques jours, quelques semaines peut-être ! Nous L’implorions pour cela. Pas encore Seigneur !!!

Nous priions sans tenir compte de ses souffrances qu’il ne disait jamais mais que l’on devinait sur ses traits tirés malgré son sourire affable. Nous étions égoïstes de cet égoïsme que génère un amour transcendant. Nous refusions de voir en lui ce corps béni que tant d’effort dans le sentier de Dieu a usé. Son âme lumineuse nous aveuglait de son éclat et déteignait sur lui comme une jeunesse éternelle.

Nous refusions de lui concéder le droit de quitter cette enveloppe terrestre que maltraitait une vieillesse accomplie dans le don de soi, la prière, l’abnégation, la prison, l’assignation à résidence ; et bien avant, dans le parcours du combattant pour mettre sur pied l’enseignement national postcolonial. Nous le voulions éternellement avec nous ! Corps et âme !

Dans le Livre du Destin, il en était écrit autrement ; son encre avait séché. Il était écrit aussi qu’il marcherait jusqu’au bout sur les pas de celui qu’il nous apprit à aimer par-dessus tout : Le Messager de Dieu, paix et salut sur lui. Aïcha (Dieu la bénisse) n’a-t-elle pas répondu à un Compagnon qui lui demanda s’il arrivait que son bien-aimé priât assis : « Oui, lorsque les gens l’ont usé » Nous l’avions usé lui aussi ! Ses luttes incessantes et les lourdeurs de notre accompagnement avaient élevé son âme au plus haut des firmaments spirituels mais avaient érodé sa force, délicate de nature.

Lors de cette dernière visite donc, il avait fait l’effort de nous recevoir dans ce que nous appelions son « bureau ». C’était la pièce où il passait sa journée toujours bien remplie. Elle ne ressemblait guère à son luxueux bureau de “directeur national de l’inspection de l’enseignement” où, enfant, j’allais le rejoindre de temps en temps. Cette pièce était bien un lieu de travail mais beaucoup plus modeste et n’évoquant en rien ce qui se devait d’être un bureau à l’occidentale.

Pourtant, pour nous, cet endroit avait une odeur d’Eden. ”Mama Khadija” l’encensait régulièrement de ”oud” bien que la présence de cette femme à l’âme de jasmin, suffisait à le parfumer comme elle parfumait nos vies. La famille s’y retrouvait comme si on était déjà autour de la source sacrée du ”Qawtar”. On s’y enivrait de ces verres de thé préparés par les mains généreuses de cette mère nourricière ! Notre mère de cœur ! Jamais thé n’eut plus haute valeur ! Jamais thé n’eut plus douce saveur !

Dans ce sanctuaire de paix, Notre père se plaisait à s’asseoir en tailleur au coin du tapis, face à la kibla pour lire, écrire ou écouter les nouvelles du monde sur des radios triées sur le volet ou à la télévision. Autour de lui, de modestes meubles bas servaient à mettre à portée de sa noble main quelques ouvrages de sa très riche bibliothèque. Ils servaient aussi à ranger ses multiples compléments et produits naturels. Les livres continuaient de nourrir son esprit resté vif et curieux jusqu’à son dernier souffle et les compléments défiaient les maux que la cruauté du temps infligeait à ses quatre-vingts ans passés. On y trouvait aussi un ordinateur qu’il apprit très vite à utiliser alors que nous, plus jeunes que lui, n’avions pas eu cette facilité. Il se plût parfois à nous lancer des défis concernant certains de ses secrets informatiques, les yeux pétillant de son intelligence hors pair.

Lorsque venait l’heure de la prière, plus rien ne comptait. L’appel du muezzin avait pour lui le son de la trompette militaire pour une caserne. Lui, si accueillant et si avenant avec ses visiteurs arrêtait court la discussion et plus rien ne semblait l’intéresser hormis son tapis de prière posé à quelques pas plus en avant de son coin de travail. La maladie n’y changea rien. Il ne le déserta jamais. Chaque aube, il y était présent, déjà depuis une bonne heure.

Ce bureau était, pour cela, un lieu de retraite spirituelle puisque même ses écrits, quels que soient leurs sujets étaient un hymne à Dieu et une quête de sens. Cependant, c’était aussi un espace de rencontre et une réception pour ses visiteurs. Il ne restait dans sa chambre que lorsque la maladie le terrassait. Pour cela, lorsque nous le trouvions dans cette pièce, nous étions heureux et nous disions qu’après tout ce n’était pas si grave !

Ainsi, dans son infinie empathie et sachant à quel point nous l’aimions et souffrions de le voir malade, il avait fait l’effort de nous recevoir dans cet espace de vie alors que la mort l’habitait déjà. Juste pour ne pas nous attrister ! Juste pour nous laisser une dernière leçon de courage ! Juste pour nous démontrer que ”la volonté de l’homme est au-dessus de tout” comme il nous l’avait enseigné pendant des années. N’avait-il pas combattu l’ego à l’ombre d’un maître, brillé dans sa profession, fondé une école de pensée, écrit des dizaines d’ouvrages, passé seize ans de détention, bâti un empire de cœurs aimants autour de lui ?! Tout cela avec une santé précaire et un corps fragile qui auraient donné à d’autres mille excuses de ne rien faire de leur vie …

Lors de cette ultime visite, il était là à cette place qui nous rassurait, mais à demi-étendu. ”On ne peut pas toujours être courageux”, me dit-il un jour. Cette ultime visite, il avait concédé une bataille à la mort. Son teint cireux nous murmura qu’elle avait avancé à grand pas. Nous essayâmes, mon frère et moi, de ne point fondre en larmes mais son regard vif nous sondait et lisait en nous comme on lirait dans un livre ouvert. Il voyait certainement les morceaux de nos cœurs brisés nous lacérer de l’intérieur… sauvagement…sans pitié !

Je ne me rappelle plus très bien la conversation qu’il eut la charité de tenir avec nous comme on essuierait d’une main compatissante les larmes de nos âmes en peine. Nos regards silencieux en dirent beaucoup plus que les paroles qui n’avaient plus de sens devant la solennité du moment. Il cherchait ainsi à nous consoler mais l’évidence était là ! Nous savions que c’était la dernière fois qu’on visitait ce paradis terrestre.

Il dut sentir mon désarroi sans nom et la profondeur du gouffre dans lequel je me sentis basculer et me dit alors dans sa douceur habituelle : « pourquoi tu n’écrirais pas ”souvenirs avec mon père”». Je reçus ces mots comme une estocade. Mon cœur s’emballa à s’en arrêter. C’était bien un adieu ! La douleur était insurmontable. Je blêmis.

Toutefois, nous fîmes comme on put, mon frère et moi pour rester dignes et par respect de ce père qui a passé sa vie à nous présenter l’heureux visage de la mort. La mort n’est pas la fin mais le début d’un monde meilleur. Nous avons acquis cette certitude mais qu’il est difficile de voir s’écrouler son monde présent. Notre père était notre monde, notre refuge.

C’est ainsi qu’il me souffla d’écrire en sa mémoire. Jusqu’à aujourd’hui, je ne sais pas si c’était une marque de confiance ou une bouée de sauvetage pour que je ne sombre pas totalement dans mon abysse de tristesse. Peut -être était-ce pour nouer une sorte de cordon ombilical d’outre-tombe qui me relierait à lui malgré les dimensions qui nous sépareraient ?

Aujourd’hui encore, en écrivant ces lignes, je ne peux retenir mes larmes et me rends compte que le deuil ne sera jamais fait.

2 commentaires

  1. Mashallah quelle douceur, quelle pudeur qu’elle sagesse dans vos propos.
    Qu Allah accueille ses paroles et les déposent auprès de votre père que vous avez eu la bonté de partager avec nous tous. Qu Allah vous préserve vous et vos proches et qu Il fasse de nous cette communauté soudée et unie dans le bien comme votre père l a tant souhaite et ce pour quoi il a tant oeuvre.

  2. Juste magnifique, touchant et profond.

    Merci de nous offrir cette part d’intimité et ce récit poignant.

    Que Dieu ait en Sa sainte miséricorde votre noble père et qu’Il nous permette d’œuvrer pour faire entendre Son appel, Son rappel…

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