“Et s’ils avaient crié “Mort aux juifs ?“, s’indigne le journaliste Dominique Vidal

Entretien sur Oumma avec Dominique Vidal

Journaliste et historien, Dominique Vidal travaille depuis plus de cinquante ans sur le conflit israélo-palestinien. Selon lui, les récentes « ratonnades » de Jérusalem n’ont pas de précédent. C’est ce qui rend scandaleux, à ses yeux, le silence de la plupart des grands médias. Il est vrai que même le Quai d’Orsay n’a pas condamné ce « pogrom à l’israélienne » perpétré pendant près d’une semaine par des centaines de jeunes se réclamant des partis ultra-orthodoxes et fascistes alliés à Benyamin Netanyahou. Le général de Gaulle, conclut-il, « doit se retourner dans sa tombe ».

Dans la lettre ouverte que vous venez de publier sur Mediapart intitulée « À mes amis journalistes », vous condamnez avec force les odieuses « ratonnades » perpétrées contre les Arabes, à Jérusalem-Est, par des centaines de jeunes fascistes appartenant au mouvement Lehava et des policiers israéliens.

« Ratonnade », c’est un mot terrible que certains utilisaient en France pendant la guerre d’Algérie. Il convient très bien, hélas, pour décrire ce qui s’est passé pendant près d’une semaine – en plein Ramadan ! – à Jérusalem-Est, de la Porte de Damas au quartier de Sheikh Jarrah. La « bataille de Palestine » dure depuis plus d’un siècle et a donné lieu à bien des horreurs. Mais, en un demi-siècle de travail journalistique et historique sur ce conflit, je n’avais jamais vu des centaines de fascistes se livrer à une aussi brutale chasse aux Arabes, aux juifs pacifistes et aux journalistes, avec la complicité de la plupart des policiers.

J’ajoute qu’il ne s’agit pas de l’action de voyous isolés. Les quatre mouvances responsables de ces « pogromes » – Lehava, La Familia, les voyous des Collines et les ultra-orthodoxes – se réclament de partis officiellement alliés avec Benyamin Netanyahou : les deux partis ultra-orthodoxes et le Parti sioniste religieux. Ce dernier regroupe l’homophobe Noam, de Bezalel Smotrich, et les kahanistes[1] de Force juive, d’Itamar Ben Gvir, tous deux décidés à priver les Palestiniens d’Israël de leurs droits civiques, voire de les expulser. Ces gens rêvent d’une nouvelle Nakba !

Interrogé à la radio sur la déclaration du grand rabbin de Safed, Shmuel Eliyahu, selon laquelle « la terre [d’Israël] vomit les Arabes », le député palestinien Ahmad Tibi avait répondu : c’est une « ordure raciste. Je le méprise. Un rabbin n’est pas censé parler comme ça. Et si un cheikh parle comme ça des juifs, alors il devrait aussi être condamné. » À la Knesset, le 7 avril, prenant la défense dudit rabbin, Bezalel Smotrich rétorqua : « Un vrai musulman doit savoir que la Terre d’Israël appartient au peuple juif, et qu’avec le temps, les Arabes comme vous qui ne le reconnaissent pas ne resteront pas ici. Le rabbin Shmuel et sa multitude de disciples, dont nous faisons partie, y veilleront[2]. » Et il y a quelques jours, le chef du Parti sioniste religieux est allé plus loin : les Arabes sont citoyens d’Israël, reconnut-il, mais en ajoutant : « Pour le moment du moins[3] ».

Benyamin Netanyahou porte-t-il une responsabilité dans ces événements ?

Le Premier ministre s’est évidemment bien gardé d’appeler lui-même à ce déchaînement de violence, laissant agir les milices ultra-orthodoxes et ultra-nationalistes. Mais ne l’oublions pas : les partis auxquels elles se réfèrent – le Judaïsme unifié de la Torah, le Shass et le Parti sioniste religieux – sont officiellement ses alliés. Il comptait sur eux pour s’assurer une majorité à la Knesset. Quatre élections anticipées n’ont pas suffi : les électeurs n’ont pas donné à cette coalition assez de sièges pour que Netanyahou échappe à la justice et poursuive la radicalisation de la politique intérieure et extérieure israélienne, accentuée depuis quelques années avec le soutien de Donald Trump.

Depuis, le chef du Likoud manœuvre pour rester à la tête du gouvernement. Il est allé jusqu’à tenter de composer une coalition incluant à la fois le parti islamiste Raam, qu’il a convaincu de faire scission de la Liste unie, et les kahanistes du Parti sioniste religieux. Mais tous deux ont refusé de siéger ensemble. Netanyahou a alors tenté de se faire élire Premier ministre au suffrage universel, puis président de l’État par la Knesset : en vain.

Bref, il ne lui reste plus que la politique du chaos pour imposer le gouvernement d’urgence nationale qu’il ne parvient pas à former. Pour provoquer un affrontement avec Téhéran, il a fait bombarder des tankers iraniens et saboter la centrale nucléaire de Natanz. Pour provoquer une Troisième Intifada, il a fait lâcher les voyous fascistes. Je le répète : c’est du jamais vu ! Et c’est pourquoi le silence de la plupart des grands médias sur la tragédie de Jérusalem est insupportable.

Vous avez fait part du sentiment de « honte » qui vous étreint, à la fois en tant que citoyen français et juif, mais aussi en votre qualité de journaliste, devant ce que vous qualifiez de véritable « pogrom à Jérusalem ». Face à l’impensable, le silence de vos confrères est-il, selon vous, complice ou coupable, et comment l’interprétez-vous ?

Je me garderai bien de mettre tous mes confrères et consœurs dans le même sac. Il en est qui ont bien couvert ces événements, comme par exemple Louis Imbert pour Le Monde ou Guillaume Gendron pour Libération. Mais on a peu vu ou entendu nombre de journalistes en charge du Proche-Orient dans les chaînes de télévision et les stations de radio.

Là encore, je ne suis pas devin : je ne sais pas qui a obéi à des consignes de silence, qui s’est autocensuré pour ne pas heurter sa rédaction en chef ou qui s’est retenu afin de ne pas « faire des vagues ». Difficile, en tout cas, de se contenter d’explications professionnelles : le communiqué du Quai d’Orsay donne, après coup, à cette démission presque généralisée une dimension collective : sans doute à la demande de l’Élysée, le ministère des Affaires étrangères n’a condamné que les tirs de roquettes du Hamas, et pas les agresseurs qu’il renvoie, en outre, dos à dos avec les agressés ! De Gaulle doit se retourner dans sa tombe devant ce retour à l’aveuglement pro-israélien de la IVe République.

En tout cas, cette faillite collective est inexcusable. C’est une nouvelle page honteuse pour notre profession, après celles de la Révolution roumaine, de la guerre du Golfe de 1991, du génocide des Tutsis, etc. J’ajoute qu’à mon avis, le climat raciste, anti-arabe et islamophobe entretenu par l’extrême droite, mais aussi la Macronie et notamment les irresponsables de l’Hiver républicain y ont sans doute contribué. Imaginez un instant qu’au lieu de crier « Mort aux Arabes ! », les voyous aient crié « Mort aux juifs ! » : les journalistes, le Quai d’Orsay et même le président de la République auraient-ils fait montre de la même réserve ?

Outre l’assimilation entre antisémitisme et antisionisme pour mieux museler toute critique d’Israël, que vous inspire l’accusation d’« importer le conflit israélo-palestinien en France » qui marque au fer rouge tous ceux qui osent dénoncer le colonialisme forcené d’Israël, ainsi que ses violations massives du droit international et des Palestiniens ?

C’est une vieille lune aussi absurde que ridicule. Qui importe quoi ? Au sein de l’Union européenne, la France se caractérise par la diversité de sa population, avec sans doute le plus grand nombre de juifs et le plus grand nombre de musulmans. Qu’une partie d’entre eux soit attentive à ce qui se passe au Proche-Orient et réagisse fortement à des événements tragiques ne relève pas d’on ne sait quel complot. Cela me semble naturel.

Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est que certains exploitent cette émotion à des fins politiciennes. C’est le cas du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) : depuis qu’il est monopolisé par la droite et l’extrême droite sionistes, il agit comme une ambassade bis d’Israël et comme un groupe de pression sur l’État. Certains gouvernements arabes tentent d’en faire autant. Sans parler des djihadistes, qui misent sur les humiliations, les discriminations et les provocations islamophobes pour recruter.

Face à toutes ces manipulations, il importe d’être clair :

– d’abord, en combattant l’idée que le conflit israélo-palestinien serait une guerre de religions. À mon sens, il faut bien sûr appeler à la solidarité avec le peuple palestinien, mais sur une base politique et non confessionnelle, à partir du droit international. La décision de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) de considérer le boycott comme un droit citoyen permet à ceux qui le souhaitent de développer plus librement la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions ;

– ensuite, en luttant contre toutes les formes de racisme, afin de faire converger les mémoires comme les mobilisations. Quiconque hiérarchise les racismes les alimente. Tout antiraciste sincère doit refuser l’islamophobie, au même titre que l’antisémitisme, le racisme anti-Noirs, anti-Arabes ou anti-Roms. Et l’homophobie !

À l’instar du regretté Stéphane Hessel qui, au soir de sa vie, poussait un vibrant cri du cœur « Indignez-vous ! », appelez-vous votre corporation à s’indigner contre l’alarmante dérive fasciste d’Israël et la totale impunité que lui confère le mutisme général qui l’entoure ?

Nul ne demande aux journalistes d’être des militants. Leur travail, sur le Proche-Orient comme sur tous les autres dossiers, consiste à rechercher et à diffuser des informations fiables sur ce qui se passe en Israël comme en Palestine et plus largement dans la région. La complexité des situations implique de vérifier et de croiser minutieusement les nouvelles, mais aussi d’approfondir les grandes tendances, de les resituer dans l’histoire, etc.. Peu importe ce que pense tel ou tel journaliste à titre personnel, s’il s’efforce de faire ce travail-là. À condition de ne pas mélanger faits et commmentaires…

Prenons un exemple : pour la première fois, une ONG israélienne (Betselem) et une grande ONG internationale (Human Rights Watch) ont caractérisé la situation comme une forme d’apartheid. C’est véritablement un tournant. Quelle chaîne de télé, quelle radio, quel journal ont rendu compte de ces deux rapports et analysé leur contenu, quitte à en critiquer les conclusions ?

Que pensez-vous de l’ouverture par la Cour pénale internationale (CPI), le 3 mars dernier, d’une enquête sur les crimes commis dans les Territoires palestiniens occupés ? Une décision qui a fait l’effet d’un coup de tonnerre en Israël.

C’est là aussi un tournant majeur, qui constitue un échec majeur pour la hasbara, cette entreprise de propagande de l’État d’Israël et de son ministère des Affaires stratégiques visant à justifier l’injustifiable – avec des moyens accrus depuis une dizaine d’années. La gravité des crimes perpétrés par l’armée israélienne, notamment à Gaza, mais aussi l’impunité scandaleuse dont ils ont bénéficié jusqu’ici ont convaincu la CPI de se lancer dans cette enquête.

Le Premier ministre Benyamin Netanyahou et le président Reuven Rivlin, pour une fois sur la même longueur d’ondes, ont tenté de convaincre les alliés d’Israël que la démarche de la Cour était « antisémite ». La ficelle était trop usée. Même la nouvelle administration américaine, pourtant hostile au principe de cette décision, a levé les sanctions visant la procureure. Ce n’est d’ailleurs pas, loin de là, le seul geste positif de l’équipe de Joe Biden.

Il faudra suivre de près l’enquête en cours. Mais d’ores et déjà, la décision de la mener reflète, au-delà de la CPI, le désamour entre Israël et l’opinion internationale, y compris occidentale. On n’a pas assez mesuré, en France, les résultats de l’enquête réalisée lors du 70ème anniversaire d’Israël : 57 % de nos concitoyens y disaient avoir une « mauvaise image » d’Israël et 69 % du sionisme, 71 % attribuant à Tel-Aviv la principale responsabilité dans l’échec des négociations avec les Palestiniens.

Depuis l’adoption de la loi État-nation du peuple juif, qui officialise l’apartheid, l’accélération de la colonisation et la menace d’annexion de la Cisjordanie, le flirt du Premier ministre avec les dirigeants populistes, souvent négationnistes, d’Europe centrale et orientale n’ont pas dû redorer le blason de Netanyahou. Sans parler des images de Jérusalem la semaine dernière…

Propos recueillis par la rédaction Oumma

[1] Le rabbin ultranationaliste Meir Kahane a été député de 1984 à 1988. Son parti Kach a été interdit comme « raciste » par la Knesset en 1994, après le massacre perpétré par Baruch Goldstein à Hébron.

[2] Site du Times of Israël, 7 avril 2021.

[3] Idem, 27 avril 2021.

Via
oumma.com

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