Une humanité commune, un destin commun

En évoquant l’histoire ancestrale du premier meurtre d’un homme, Abel, commis par son propre frère, Cain, Dieu rappelle dans le Saint Coran la sentence éternelle qu’Il avait auparavant révélée aux fils d’Israël que : « tuer une âme non coupable du meurtre d’une autre âme ou de dégât sur la terre, c’est comme d’avoir tué l’humanité entière ; et que faire vivre une âme c’est comme de faire vivre l’humanité entière. (La Table servie – V32)

Redécouvrir une humanité commune, un destin commun

Cette juridiction divine s’adressant au cœur et à la raison, comme pour nous soigner de nos blessures et nos souffrances lorsque le monde sombre dans la violence, vient nous rappeler deux fondements concernant l’existence et la responsabilité de l’Homme sur terre : la vie est sacrée et tous les hommes partagent une humanité commune. 

La vie est sacrée car elle est un don de l’Eternel fait à l’Homme pour qu’il agisse de la plus belle des manières, selon ses prédispositions et capacités, durant son court passage sur terre qui lui donne l’occasion de s’interroger sur le sens de son existence avant un retour à la vie dernière.

Cette humanité innée avec laquelle nous venons au monde est enfouie en chacun de nous. C’est ensuite l’éducation que chacun reçoit de ses parents et l’environnement dans lequel il évolue qui vont ou bien nourrir cette innéité ou bien la dévoyer, voire la tuer. 

Tuer l’innéité de l’Homme, c’est s’attendre au pire ! Lorsque l’environnement généralise cet homicide au sein d’une société, c’est alors le suicide collectif qui caractérise un monde déshumanisé et annonce le début d’un effondrement !

Il y a donc une vie intérieure et une connaissance de soi à redécouvrir et à nourrir comme on cultiverait un jardin privé : Le bon sol, sa végétation pousse avec la grâce de son Seigneur; tandis que le sol vicié, (sa végétation) ne sort qu’avec mesquinerie. Ainsi déployons-Nous les signes à l’attention d’un peuple capable de gratitude. (Al A’raf – V58)

Cette redécouverte de soi est tout un monde à explorer… le voyage de toute une vie qui prend alors du sens et trouve une harmonie dans son rapport à soi, aux autres, à l’univers et au Créateur de toute chose.

Ce cheminement personnel se vit en collectivité, au milieu des Hommes, dans une communauté de destin (au-delà des appartenances) embarquée dans un même navire pour le meilleur ou pour le pire : « Le cas de celui qui respecte les limites prescrites par Dieu – dit le Prophète – comparé à celui qui les transgresse, ressemble à ces gens qui tirent au sort pour se réserver des places à bord d’un navire ; certains obtiennent le pont supérieur et d’autres vont à l’entrepont. Lorsque ces derniers ont besoin d’eau, ils doivent nécessairement passer par le pont supérieur. Afin de ne pas déranger ceux du pont supérieur ils suggèrent de creuser un trou dans leur partie du bateau. Et si ceux du pont supérieur les laissent faire, tout le monde fera naufrage ; au cas contraire tout le monde sera sain et sauf. » (Hadith rapporté par Bukhari)

Ce navire en question a besoin de tout le monde : la solidarité, l’entraide, la bienveillance, le dialogue, la proximité sont autant de vertus indispensables pour arriver à destination et éviter le naufrage. 

Une mer agitée

La prise de hauteur, la sérénité et l’intelligence collective sont des éléments essentiels à la réflexion lorsqu’on navigue en eau trouble et que le ciel s’assombrit. Toute précipitation non-réfléchie comme toute forme de passivité peut nous être fatale.

Dans notre contexte de crise généralisée, la prise de recul et le discernement nous sont nécessaires pour ne pas perdre de vue les vrais enjeux et origines des problèmes et imaginer collectivement des alternatives possibles. Notre époque, le XXIème siècle, est caractérisée par la manifestation de plusieurs crises, parmi lesquelles :

Une crise économique

Depuis une trentaine d’années (à la chute de l’ex-URSS), le néo-libéralisme a trouvé le chemin libre pour financiariser l’économie mondiale (spéculation et endettement remplacent la création de valeur réelle) et ainsi concentrer le pouvoir entre les mains d’une minorité d’oligarques : en 2018, 26 personnes possédaient autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l’humanité, les rendant suffisamment puissants pour exiger des Etats toujours plus d’avantages au détriment des droits sociaux et s’acheter les médias les plus influents. Cette méga-puissance jamais rencontrée dans l’histoire a toutes les capacités d’asservir davantage les populations.

Ce sont les politiques sociales du pays, lorsqu’elles sont prises à bras le corps, qui constituent un rempart au creusement des inégalités sociales (facteurs inéluctables de colère et de violence au sein de la société). L’éducation et les infrastructures publiques, la santé, l’accès à l’emploi ou encore le droit à un logement décent sont des critères clés d’une cohésion du corps social.

Dans notre contexte, l’école publique, qui a notamment pour rôle d’offrir les clés d’émancipation à nos enfants par le savoir et l’ouverture au monde qui leur permettront d’opérer des choix plus tard, souffre d’une profonde ségrégation sociale qui est de plus en plus reproductrice socialement. Cette ségrégation scolaire et sociale enferme culturellement les jeunes plus enclins à la consommation de stupéfiants, aux actes de délinquance, à la violence urbaine et au rejet de l’altérité de manière générale. C’est donc contre cette ségrégation scolaire et sociale ainsi que le sentiment d’abandon de ces territoires par la République qu’il faut lutter pour redonner le sentiment d’appartenance commune aux futures générations[1] !

Cette réalité conduit des parents exigeants, qui en ont les moyens, à placer leurs enfants dans des écoles privées ou dans des processus alternatifs tels que l’école à la maison pour escompter donner le meilleur à leur descendance.

Le modèle de la ville industrielle du XXème siècle a produit de grandes inégalités entre les territoires sur le plan économique et social. Pour beaucoup, le mal logement est une réalité et les trajets entre le travail et la maison prennent de plus en plus de temps (3 h/j pour 15% des franciliens). La part des dépenses contraintes[2] dans le revenu des ménages est passée de 12 % dans les années 1960 à près de 30 % en 2017. Les ménages les plus vulnérables (les jeunes, les familles nombreuses ou monoparentales) ne trouvent le moyen de se loger que dans des zones très sinistrées, ce qui les enferme dans des trappes à pauvreté.

Sur le plan de la santé, en 2013, sur les 1,5 million de jeunes de 15-24 ans, 30% sont concernés par le tabagisme, 8% par l’alcool et 25 % de consommateurs pour le cannabis[3]. Ces consommations génèrent des effets préoccupants : addiction, décrochage scolaire, violence, repli sur soi, maladies chroniques, violence ou souffrance psychique. Les familles monoparentales sont les plus frappées.

C’est bel et bien ici que se creusent et se taraudent les failles du séparatisme culturel et social.

Une crise environnementale

Notre période se caractérise par l’Anthropocène, ainsi appelée par le fait que les activités humaines (activités industrielles polluantes, agriculture et pêche intensives, déforestation, transport, augmentation exponentielle de la consommation des énergies fossiles…) ont considérablement impacté notre écosystème terrestre depuis l’avènement de l’ère industrielle.

Crise de la gestion des ressources énergétiques et naturelles

L’eau potable est devenue une ressource précieuse dont la rareté risque de menacer la moitié de la population mondiale à horizon 2030.

Les ressources énergétiques sont pillées par les puissances industrielles du Nord au grand dam des populations du Sud, ce qui génère des conflits géopolitiques et constitue un facteur accélérant les mouvements migratoires accentués par les problèmes écologiques.

Ces crises ne sont que les irruptions d’un mal plus profond qu’ont identifié des penseurs du siècle dernier comme René Guénon[4] qui pointait du doigt les dangers d’une conception du monde où le matérialisme[5], l’individualisme[6], l’hyper-relativisme sont des entraves dénaturant la composante spirituelle de l’homme et le prive de sa capacité de discernement et d’élévation de sa conscience ô combien salutaire dans un monde devenu anxiogène, où tout s’accélère et où la vérité n’a plus d’importance face à l’efficacité du discours et des mots choisis pour convaincre :

« Il faut donc s’attendre à ce que les découvertes ou plutôt les inventions mécaniques et industrielles aillent encore en se développant et en se multipliant, de plus en plus vite elles aussi, jusqu’à la fin de l’âge actuel ; et qui sait si avec les dangers de destruction qu’elles portent en elles-mêmes, elles ne seront pas un des principaux agents de l’ultime catastrophe, si les choses en viennent à un tel point que celle-ci ne puisse être évitée »[7].

« Ce sont, si l’on veut, des idées fausses, mais mieux vaudrait encore les appeler des ‘pseudo-idées’, destinées principalement à provoquer des réactions sentimentales, ce qui est en effet le moyen le plus efficace pour agir sur les masses. A cet égard, le mot a d’ailleurs une importance plus grande que la notion qu’il est censé représenter, et la plupart des ‘idoles’ modernes ne sont véritablement que des mots, car il se produit ici ce singulier phénomène connu sous le nom de ‘verbalisme’, où la sonorité des mots suffit à donner l’illusion de la pensée ; l’influence que les orateurs exercent sur les foules est particulièrement caractéristique de ce rapport, et il n’y a pas besoin de l’étudier de très près pour se rendre compte qu’il s’agit bien là d’un procédé de suggestion tout à fait comparable à ceux des hypnotiseurs »[8].

Force est de constater que la sémantique choisie pour remplacer le terme ‘communautarisme’ par ‘séparatisme’ dans le projet de loi fortement médiatisé constitue un des rares leviers encore capables de mobiliser un électorat gagné à l’idée que l’islam et l’immigration constituent la source du problème pour l’intégrité de la nation : une bien piètre pancarte électorale que les médias tentent de maintenir debout pour cacher la forêt dévastée !

D’autres enjeux plus inquiétants doivent appeler toute notre vigilance collective concernant la place du numérique qui nous fait plonger dans un monde organisé par les mathématiques où l’intelligence artificielle vient remplacer le lien direct entre les individus, où les réseaux sociaux et notre usage d’Internet influencent nos comportements (méticuleusement analysés pour développer de nouveaux marchés) et nous font perdre le goût d’antan de se rencontrer naturellement sur l’espace public pour partager ou débattre. Dans cette recherche effrénée de performance et de progrès matérialiste, l’homme actuel se voit dépassé dans ses capacités d’abstraction et de calcul par l’intelligence artificielle. Pour suivre la course, il est question de faire émerger le modèle d’un « homme augmenté », un post-humain (la science-fiction d’hier devient alors réalité) composé de puces électroniques à la place de ses neurones. Cela soulève bien des questions qu’il serait long d’aborder ici…

Quel espoir développer ? Quels conseils se donner dans ce qui semble être le début d’un naufrage ?

Garder le CAP et l’optimisme est ici un acte de résistance contre l’arrogance matérialiste qui ne tient jamais ses promesses de progrès en matière de justice et de dignité pour l’homme. La résistance est avant tout un mouvement intérieur qui se nourrit d’un travail sur soi d’ordre spirituel, pour se libérer du soi-inférieur vers de hautes aspirations ; travail qui nécessite la présence d’une bonne compagnie.

L’amour et la sagesse sont les deux axes cardinaux de la boussole pour inspirer l’esprit collectif du vivre ensemble et de l’intérêt général basé sur l’éducation, le savoir, l’écoute, le dialogue, la bienveillance, l’engagement et le principe de non-violence.

Cela se traduit au quotidien par le fait d’endosser le tablier d’un artisan qui sème et cultive le goût du contact et de la proximité. C’est s’engager à l’éducation de ses enfants et des jeunes à cette ouverture. C’est promouvoir le travail coopératif, l’échange et le lien social au service d’une intelligence collective à l’échelle de sa ville et de son quartier pour imaginer de nouveaux modes de partage et d’entraide.

C’est oser expérimenter des solutions nouvelles en « mode agile » où l’on apprend de manière itérative (et apprendre de ses erreurs) pour faire grandir les projets.

Dans une ville réinventée et résiliente, l’ensemble des équipements recevant du public dont les mosquées pourraient jouer un rôle de lieu ressource dédié au savoir, à la solidarité et l’innovation sociale et urbaine en proposant des espaces conviviaux et des moyens mutualisés et imaginer des modes alternatifs de vivre ensemble pour mieux appréhender le monde de demain.

En arrivant à Médine, le prophète de l’islam exprime avec éloquence l’éthique de l’engagement citoyen pour une cité plus solidaire, plus fraternelle : « Ô les gens ! Propagez la paix, offrez à manger, renouez les liens de parenté et priez la nuit alors que les gens dorment, vous entrerez dans le paradis en paix» (Rapporté par Tirmidhi)

Le défi premier c’est d’éteindre sa télé et redécouvrir le monde en bas de chez soi !


[1] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/12/17122014Article635544003037454559.aspx

[2] Il s’agit des dépenses fixes liées aux impôts, assurances, loyer, abonnement…

[3] Les Cahiers de l’IAU îdF – n° 170-171 – septembre 2014.

[4] Auteur de plusieurs ouvrages en matière de métaphysique, au symbolisme, à l’ésotérisme et de critique du monde moderne. Il écrivit notamment La crise du monde moderne et est considéré par beaucoup comme penseur de la Tradition et assurément un des intellectuels les plus influents du XXe siècle.

[5] Conception suivant laquelle rien n’existe autre que la matière et de ce qui procède

[6] « L’individu qui se fait mesure de toutes choses et prétende la vérité ne peut venir que de lui par le biais de la raison et donc de sa perception du monde sensible. Aucune connaissance ne peut, selon cette conception, provenir d’une source au-delà de la raison, ce qui constitue selon l’auteur une limitation l’intelligence.

[7] La crise du monde moderne p.73

[8] La crise du monde moderne p.127-128

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